Des communautés célébrant en confiance  
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Dr. Gérard Fourez sj
23/5/08

Prise de parole des quatre dominicains

Depuis quelques mois un débat a été lancé par la publication d'une prise de position de quatre dominicains hollandais qui, sous l'impulsion de leur chapitre provincial, ont publié un livret sur la célébration eucharistique. Ils l’ont envoyé à toutes les paroisses des Pays-Bas. Ils entendaient ainsi encourager les communautés locales à célébrer la mémoire de Jésus, de sa passion et de sa résurrection, en ayant confiance qu’ainsi ils célèbrent une eucharistie véritable et authentique, même en l'absence d'un prêtre dûment ordonné (1). Pour eux, célébrer l'eucharistie, même imparfaitement, est plus important que d’obéir aux prescriptions doctrinales ou juridiques. Et la rapide désintégration du modèle « sacerdotal » hérité du Concile de Trente conduit les auteurs de la brochure à préconiser des changements rapides et profonds.

Vu la publicité du document, Rome fut vite alertée. Cependant, suivant les indications du principe de subsidiarité, elle chargea le supérieur général de l'Ordre des dominicains de s'occuper de l’affaire. Celui-ci demanda à un théologien de l'Ordre de faire un rapport sur la question. Ce théologien a produit une analyse du document des hollandais sur lequel il émet un jugement assez sévère. Je me référerai à ce rapport en utilisant le sigle ROD (Rapport pour l’Ordre des Dominicains) (2). Il insiste sur l'importance de l'accord de l’évêque pour une telle innovation. Cependant, il reconnaît que ses quatre confrères soulèvent des questions importantes, qu'on ne peut négliger mais que la pastorale a parfois tendance à esquiver. Mais selon ROD, le document serait assez faible, notamment du point de vue psychologique et théologique. Par contre, ROD évite soigneusement de caricaturer les doctrines de l'Église sur ce sujet ; il montre qu'elles sont parfois plus nuancées que certains le prétendent.

C'est dans ce contexte que je propose ces réflexions.

Une position contraire à la doctrine présente du magistère

Il est indéniable que la position des quatre dominicains ne reflète pas la position actuelle du magistère de l’Église. Et cette position est solidement ancrée dans les traditions doctrinales de l'Église catholique. Celles-ci requièrent, pour qu'on puisse parler d’une assemblée eucharistique, la présence d'un prêtre dûment ordonné. Cette présence vise à rendre visible la communion avec l'évêque du lieu et l'Église universelle.

Cependant, malgré la solidité de la position classique, on peut estimer que cette position du magistère ne restera pas nécessairement toujours la même. Ce ne sera pas la première fois qu'un tel changement aura eu lieu. Cependant, la théologie a souvent eu tendance, jusqu'il y a peu, à minimiser les changements de doctrine du magistère. Pourtant, l'histoire relate que des gens ont été condamnés pour avoir tenu des opinions parfaitement tolérées plus tard (et, parfois, ces gens n'étaient pas seulement condamnés en paroles mais aussi au bûcher ! Les risques qu'encourrait le déviant étaient plus sérieux hier qu’à notre époque !). Aujourd'hui, il n'est pas demandé aux catholiques d'avoir, toujours et en toute chose, le même avis que le magistère. Influencé par des débats éthiques contemporains, le magistère laisse plus de liberté de pensée qu’auparavant. D'ailleurs, comment l'Église pourrait-elle avoir, comme le souhaite le concile Vatican II, une opinion publique sans accepter le risque que certains soient dans l'erreur ?

Face à ces questions, le rôle des experts a été modifié. Les théologiens peuvent débroussailler une question, notamment en montrant la pluralité des différentes orientations prises dans l'histoire. Ils peuvent, entre autres, montrer que les doctrines de l'Église sont plus souples que ne le laisseraient croire certaines religiosités classiques. Mais c'est sur le terrain et en Église, et normalement avec la guidance de l'évêque, que l'on peut discerner où conduit l'Esprit.

Dans cette perspective, on peut tenir la position selon laquelle il est impossible de prévoir, avec certitude, comment l'Église résoudra la question des célébrations réalisées en l'absence de prêtres ordonnés. C'est sans doute la pointe de la parabole du bon grain et de l’ivraie, qu'il faut savoir attendre l'avènement complet du royaume pour séparer l'un de l'autre. Un bon maître de la moisson les laissera arriver à maturité avant de vouloir les séparer. Mais cela n'empêche qu'il soit possible, entre-temps, de discerner les signes des temps. Sans doute, faut-il remercier le rédacteur du document ROD d'avoir bien montré à la fois la fermeté et les nuances des positions que le magistère a tenues par rapport à la présidence de l'Eucharistie.

S’il n'est pas invraisemblable que la manière de célébrer puisse changer, on peut parier que cela se fera à travers des soubresauts jalonnés de transgressions (3). Les premiers qui s'engagent dans une nouvelle voie ne sont jamais absolument certains d'être sur un bon chemin. Les hérésies et les schismes font partie de l'histoire de l'Église. Mais autant éviter d'en avoir d'inutiles. Il y a peut-être plusieurs manières de symboliser la communion avec l'Église universelle.

Consacrer des schismes ou utiliser des tactiques « à la Gamaliel"

Plusieurs réactions au document des dominicains hollandais - dont celles du ROD - mirent en évidence le risque de schismes si des paroisses se mettent à célébrer l'eucharistie en l'absence des prêtres. Il est clair que c'est un risque. Cependant il importe que les différentes parties qui pourraient être en conflit soient conscientes qu'il faut au moins deux parties pour faire un schisme. Les analyses qui ne voient dans un schisme que des « schismatiques » qui ont le tort de se séparer, sont trop courtes. Ceux qui accusent d'autres de provoquer un schisme émettent parfois une prophétie autoréalisante (selffulfulling prophecy). Aujourd'hui par exemple beaucoup s'accordent à dire que l'hérésie luthérienne n'est pas due seulement à la position de Luther, mais qu'elle est devenue hérésie aussi suite à la rigidité du monde catholique qui ne voulait pas se remettre en question. C'est ainsi que, face à la situation présentée, il importe de faire un appel à chacune des parties pour essayer d’éviter un schisme inutile. Cela demande du discernement, de la patience et de la diplomatie. L'histoire suggère qu’un peu plus de souplesse et de négociations auraient pu éviter bien des drames. Pour ceux qui se trouvent au centre du système ecclésiastique - les évêques notamment -, il est difficile de savoir quand il convient de rappeler haut et fort les doctrines traditionnelles et quand il vaut mieux suivre la tactique de Gamaliel, telle que racontée dans les actes des apôtres. Gamaliel en effet, membre du Sanhédrin qui avait mission de juger quelques chrétiens, conseilla de laisser le temps et Dieu parler : si ces nouveautés viennent de Dieu, dit Gamaliel, il vaut mieux ne pas s'y opposer et, d'ailleurs, c'est en vain qu'on s'y opposerait. Et si elles ne viennent que des êtres humains, elles tomberont d'elles-mêmes. Sans doute que, face à la question des célébrations, une attitude de ce genre serait utile.

Les lieux d'où l'on parle face aux conflits

C'est avec une attitude « à la Gamaliel » qu'il convient peut-être d’envisa     ger une communauté qui célèbre l'eucharistie en l'absence d'un « président » ordinaire. Pour commencer, il serait utile de suivre les conseils du ROD lorsqu'il affirme que : « Le plus important, si l'on veut parvenir à un débat réellement doctrinal, est d'abord de comprendre comment des intéressés ont pu s'établir dans un tel état d'esprit ». Je crois qu'il a complètement raison : il faut tâcher de comprendre le chemin des intéressés. Mais il importe que l'on voie clairement que les intéressés ne sont pas seulement les quatre dominicains et les chrétiens progressistes qu'il faudrait ramener au bercail, et pour cela les comprendre et rétablir la communication. Il faut aussi s'interroger et essayer de comprendre comment la hiérarchie catholique s'est, elle aussi, mise dans un certain état d'esprit. Il y a sans doute un travail à faire pour que les mentalités soient libérées d'un certain nombre de préjugés.

Dans cette ligne, on peut prendre la perspective du discernement des esprits proposé par saint Ignace de Loyola qui invite les différentes parties en conflit à devenir « indifférentes » quant à l'issue du débat, c'est-à-dire atteindre une pleine liberté d'esprit quant à ce qui résultera finalement du discernement. Cela vaut autant pour les progressistes que pour ceux qui défendent les traditions.

Peut-être est-il utile aussi de percevoir qu'il y a, dans les traditions chrétiennes, une place pour une dualité de lieux spirituels : ceux-ci ont été exprimés par saint Paul qui, pour conceptualiser un conflit qu’il avait avec Pierre utilise les catégories du païen et du juif (comme catégorie d'analyse et non pas comme réalité concrète) (4). Le juif - selon ce schéma - est celui qui a la loi et essaye de lui être fidèle. Il est le gardien des traditions, et sa fidélité le conduit à ne pas pouvoir reconnaître la présence de Dieu dans les nouveautés proposées par l’apôtre Paul, lequel ressentait que le salut ne venait pas de la fidélité aux prescrits de la loi (même si ce sont des « juifs » - il s'agit toujours de catégories - qui parviennent à discerner les significations des nouveautés). Par contre, la catégorie du « païen » désigne tous ceux qui, en fidélité à ce qui bouillonne, n'ont pas peur de dire que certains prescrits de la loi peuvent être abandonnés pour que la vie puisse se développer. Dans les Évangiles, l'épisode de l'homme à la main desséchée illustre cette situation : Jésus se met en colère contre ceux qui lui reprochent de guérir le jour du sabbat. Pour Jésus l’important est de répondre aux besoins.

Ces deux lieux sont en tension, celui qui se veut à tout prix fidèle aux prescrits, même si c'est au détriment de la vie, et celui qui refuse certains prescrits pour donner priorité aux situations concrètes, avec toute leur complexité.

Cependant ces deux catégories seraient utilisées d'une façon bien idéologique si elles servaient pour justifier l’aveuglement de ceux qui ne veulent pas que Jésus guérisse le jour du sabbat, ou la désinvolture de ceux qui refusent allègrement les traditions. Par contre, ces catégories peuvent servir à montrer la relativité des points de vue. Elles me paraissent particulièrement intéressantes en montrant que ni le « païen » qui fonce sans trop se préoccuper de la tradition, ni le « juif » qui défend les traditions n’ont raison seuls. L'histoire de l'Église peut être analysée à l'aide de ces catégories qui appellent l'une et l'autre à la conversion (5).

La perspective que je viens de développer permet d'analyser en termes de conflit la situation qui nous préoccupe. Elle rappelle la tension engendrée par l'apôtre Paul quand il s'est opposé avec raison à Pierre et à ceux qui voulaient que les païens se soumettent en tout à la loi juive.

Lorsque l'on voit la situation du point de vue du « juif », l'attitude des quatre dominicains hollandais apparaît une provocation, un refus du dialogue, voire du chantage. Elle paraît aussi trop simpliste dans son argumentation et on l'accuse de ne pas avoir un niveau théologique suffisant. Mais du point de vue du « païen », cette manière de condamner parait relever d’un langage plus patronal qu'autre chose. Ce langage reproche aux dominicains hollandais de promouvoir une négociation sous la menace, mais il semble oublier que, dans la pratique, presque toutes les négociations se font sous la menace (que ce soit lors de conflits entre pays ou lorsqu'il y a menace de grève). Par contre, ce genre de conflit montre l'importance d’une culture du dialogue, de la négociation et du bon usage de l'ultimatum.

Chantage ou avertissement, voire ultimatum

Commençons par l'ultimatum. Lorsqu'il est exercé avec habileté, il avertit d’un danger et peut servir à éviter la confrontation violente. En effet, il dit ce qui arrivera si l'on passait telle ou telle limite. C'est ainsi que l'ultimatum posé par un conjoint à son partenaire alcoolique « s’il n'y a rien qui change de ton comportement alcoolique, je te quitterai » peut être un ultimatum qui produit une ouverture vers une solution du problème. Il importe de distinguer entre l'ultimatum (avertissement) et le chantage. L'ultimatum avertit. Le chantage avertit aussi, mais à travers un comportement qui, selon une certaine conception éthique, n'est pas acceptable. Ainsi, dans nos éthiques, on trouvera le plus souvent « éthique » l'avertissement « si tu ne me rends pas la somme que tu me dois, je ferai appel au huissier », tandis qu'on qualifiera de « chantage » l'avertissement « si tu ne me donnes pas 1000 €, je dirai à ta femme que tu étais avec une autre, hier soir ». Ce qui est difficile, c’est d'apprécier dans le concret les ultimatums légitimes distincts des chantages.

Faut-il caractériser de chantage ou d'ultimatum le document des dominicains hollandais ? Selon moi, il s'agit d'un ultimatum qui dit ce qui arrivera si les pratiques ecclésiastiques ne se modifient pas.

Quant à la question des provocations, il est difficile d’en parler d'une manière générale vu le caractère profondément idéologique de cette notion. D'une façon assez générale, les yeux du pouvoir voient des provocations là où ceux qui sont dominés voient une légitime rébellion ou une transgression justifiable... Il n’existe pourtant pas de théories éthiques « permettant » la transgression : celle-ci ne peut être soumise qu'à un jugement pratico pratique. Si on pouvait donner une théorie générale justifiant une transgression, cette action rentrerait dans la norme et ne serait plus une transgression.

Cependant, on peut faire une théorie particulière de la transgression légitime en utilisant les critères adoptés dans la théorie de la « guerre dite juste » : le rapport de forces y est toléré à condition que ce soit pour une juste cause, ne provoquant pas un mal plus grand que celui qu'on veut combattre, ayant des chances de réussir, et utilisant des moyens proportionnés. Ainsi les stratégies de non-violence n’excluent pas le rapport de force, mais elles présupposent dans l’action et dans le langage un certain respect de la personne de l’adversaire. Je crois qu'il y a là une dimension éthique trop souvent négligée qui serait pourtant d'application dans le cas présent et dans pratiquement toutes les situations de modification des doctrines.

Cela dit, il est rarement facile de décider quand, dans la communauté chrétienne, il est adéquat de dire « basta » à l'autorité. De même, il n'est pas facile pour ceux qui ont des services de présidence de la communauté chrétienne de savoir quand il est préférable de parler haut et fort pour défendre les doctrines classiques, et quand la tactique de Gamaliel est préférable.

Cependant, une analogie peut être considérée entre les conflits sociaux (et les grèves) et les conflits dans l'Église. Dès que quelqu'un déclenche une grève, on n'est plus dans la situation antérieure. De même, dès que les dominicains hollandais ont lancé leurs brûlots, la situation a changé et il faut en tenir compte. C'est semblable à une situation où les premiers régiments sortent de la tranchée : il faut parfois que les autres suivent, même si on peut estimer cela prématuré. Ou encore, en d'autres mots, une fois qu’une grève a démarré, il n'est plus possible de faire comme si cela n'avait pas eu lieu. Aujourd'hui, même si on juge la démarche des quatre dominicains comme inadéquates, il faut en tenir compte et ne pas simplement se lamenter de ce que ces 4 sont sortis de la tranchée trop tôt. Mais une question reste « quand est-il trop tôt ? ».

Devant toutes ces questions, je crois qu'il n'y a pas de théorie générale qui déterminerait clairement quand il est permis de transgresser, mais bien des délibérations particulières. Dans l'action, on est toujours dans le brouillard ! Et dans la mesure où l'on est amené à considérer une transgression, un élément de confiance (de foi) fait partie de la dynamique. Cela fait partie de la foi chrétienne de faire confiance que le rituel sacramentel est véritablement une manifestation parmi nous de l'amour de Dieu.

Lorsqu'il s'agit de transgresser à propos de la présidence d'une assemblée, il faut être doublement prudent. En effet, personne ne peut s'attribuer un pouvoir sur les autres ; un mandat se reçoit et ne se conquiert pas ou ne s'attribue pas soi-même. C'est deux fois plus vrai pour des communautés contemporaines qui ont adopté, pour la plupart, des valeurs importantes de la démocratie.

Etre juste vis-à-vis du document hollandais

Je ne pense pas que le document des dominicains hollandais soit parfait. Mais je trouve que certaines réflexions à son sujet pourraient bénéficier d'un présupposé plus favorable, et éviter d'enfermer ce texte dans une interprétation trop rigide, voire erronée - ce qui me paraît parfois le cas pour le rapport ROD. Il est difficile de savoir exactement ce qu'il visait mais il se pourrait qu'il voulait faire tout ce qui est possible pour prévenir les ruptures et pour éviter un énervement de la congrégation pour la doctrine de la foi. Il voulait peut-être éviter ainsi une situation de « remise en ordre » répressive.

Mais, si c'était son intention, le ROD n’a pas simplement été dur pour ses frères hollandais, il me paraît avoir fait une erreur semblable à ce qu'il leur reproche : une rigueur limitée à un seul point de vue.

C'est ainsi que quand il dit que les quatre dominicains invitent à « faire célébrer le repas du seigneur par un(e) chrétien(ne) que l’évêque a refusé d'ordonner », il durcit la position des quatre dominicains et la défigurent, car, pour eux, c'est la communauté chrétienne qui célèbre le repas du seigneur et pas un chrétien ou une chrétienne. Là où le document des quatre parle d'une communauté qui célèbre, Le ROD parle d'un prêtre qui célèbre. Et le même glissement apparaît plusieurs fois dans le document.

Lorsque ROD affirme que « le rapport énonce LE (je souligne) critère normatif suivant pour sortir de la crise : « que les présidents de célébrations eucharistiques locales soient hommes ou femmes, homo- ou hétérosexuels, mariés ou célibataires n’est d’aucune pertinence » », il dénature vraiment la position des auteurs du rapport. Celui-ci, en effet, donne comme critère normatif que le président de l'assemblée ait une foi contagieuse.

À la manière dont ROD présente la position de quatre dominicains, tout paraît se situer dans une provocation. L'insistance avec laquelle il situe le problème dans celui de l'ordination des personnes et non pas la célébration d'une communauté fait se demander s’il a compris quelque chose à la pointe du document des quatre dominicains : ce n'est pas une personne, fût-elle la présidente, qui célèbre l'eucharistie, c'est la communauté.

Il faudrait aussi réfléchir au sens de l'usage qui est fait des théories de la communication dans le rod et en faire aussi une analyse. On y représente le rôle des théologiens et des pasteurs comme ceux qui détiennent une vérité et doivent la communiquer. Ces théories de la communication ont été élaborées dans la perspective d'un patronat qui doit convaincre son personnel, et qui, pour cela, doit manipuler (j'exagère un peu, mais il y a de cela). Sans doute faudrait-il compléter ces théories de communication par une analyse en termes de théories du changement social.

De la même perspective on pourrait réfléchir à la manière dont le ROD parle des sciences, et utilise la légitimation scientifique. De même que le statut qu'il donne aux « lois de la communication ». On pourrait discuter aussi le sens de sa valorisation d'une « analyse scientifique, fondée sur l'histoire et la sociologie ». Comme si une analyse scientifique était exempte d’idéologie.

Cela nous amène à réfléchir au service que les évêques et le clergé sont appelés à rendre. En temps que mandatés pour promouvoir la foi en Jésus-Christ, il est dans leur rôle d'être des gardiens de la foi, c'est-à-dire des « juifs » selon les catégories de saint Paul. Mais d'autres rôles relèvent aussi de leur mission, notamment celui de promouvoir la communion dans leur Église locale et la communion entre les Églises. Dans cette perspective, on peut considérer la parabole du bon grain et de l’ivraie : Jésus recommande d'éviter de vouloir engranger la moisson trop tôt, en un moment où il n'est pas encore possible de distinguer les bonnes semences qui porteront beaucoup de fruits, d’avec les mauvaises graines qu'il conviendra de jeter quand on y verra plus clair.

Une théologie sous-jacente

En arrière-fond du document des quatre dominicains, il y a une théologie qui se veut dans la continuité du second concile du Vatican. Selon cette théologie, bien ancrée dans la tradition, Jésus est la manifestation de l'amour du père et, en cela, est l’unique sacrement. Cet amour de Dieu est manifesté à travers le combat de Jésus contre tout ce qui écrase, opprime et aliène. Ce combat de Jésus le conduit à être rejeté, à sa passion et à sa mort, et puis à sa résurrection (sa remise debout). C'est cet amour libérateur qui conduit Jésus à dire, la veille de sa mort, « voici ma vie, mon corps, donné pour vous ». Cet amour, la communauté chrétienne le célèbre dans l'eucharistie où elle dit, à la suite de Jésus : « voici ma vie, donnée pour vous ». En disant cela, elle exprime sa confiance (sa foi) et son engagement. Et la communauté chrétienne croit que le Christ est réellement présent quand quelques-uns sont réunis pour célébrer cette eucharistie. De ce point de vue, la transsubstantiation n'est nullement un tour de magie qui rendrait le Christ présent ; c'est la présence du Christ qui fait de l'Église son corps, son sacrement.

Quelqu'un doit être mandaté pour animer et/ou présider la célébration. C'est une nécessité sociologique (sans animateur dûment mandaté par la communauté, celle-ci risque d'être incapable de se défendre de ce qui voudrait la manipuler). Mais cette animation a aussi une dimension que la théologie analyse. Il est impossible que l’animateur ne soit pas une image de Dieu rassemblant la communauté ; tout cela est sacramentel, avant d'être part d'une ordination. Et cette célébration est une eucharistie si, en un repas de partage, on y fait mémoire de la vie, de la passion et de la résurrection du Christ : la communauté, à la suite du Christ et rassemblée par lui, engage son histoire dans celle du Salut : « voici ma vie, donnée pour vous ».

La réalité à laquelle l’eucharistie renvoie, ce sont les multiples façons dont la communauté chrétienne s'engage à travailler à la promotion de la foi et de la justice, devenant corps du Christ qui a donné sa vie pour nous. Dans la dynamique de la célébration eucharistique, le président de l'assemblée symbolise l'action de Dieu pour son peuple. Mais cette fonction n'appartient pas seulement au président de l'assemblée : tout chrétien est appelé à symboliser l'action de Dieu pour son peuple et à agir dans cette perspective. Cependant, il y a des moments où la communauté donne un mandat spécial à quelqu'un pour parler et agir en son nom (par exemple pour accueillir un nouveau membre par le baptême, pour visiter les malades ou les prisonniers, pour présider l'eucharistie, pour proclamer le pardon, pour faire une homélie, etc.). Le fait qu'il faut un mandat pour parler au nom de la communauté vise à protéger celle-ci des originaux qui, par exemple, seraient prêts à faire un sermon d'une heure. Mais on a affaire à une perversion si la nécessité du mandat sert de moyen d'exclusion, par exemple, en empêchant des personnes tout à fait qualifiées d'exercer un ministère.

L’ « ordination » ou « mandat » pour dire la parole de l'Église

La distinction classique entre « ordres majeurs » et autres « mineurs » me paraît ouvrir la voie pour distinguer deux types d'ordination. Elle montre en tout cas que le terme « ordinations » n'est pas réservé aux « ordres majeurs » (le diaconat, la prêtrise et l’épiscopat). Ces derniers célèbrent le mandat donné à un ministre de l'Église qui va rejoindre le collège des « anciens » (les prêtres ou presbytres). La réalité à laquelle le rite sacramentel renvoie est une relation personnelle qui se construit entre le prêtre la communauté qu'il va présider. On peut donc dire que cette relation sacramentelle institue à la fois la communauté et la personnalité du prêtre (ancien de la communauté). C'est, peut-être, dans cette perspective qu’on a pu parler du « caractère » que confère l'ordination. C'est peut-être dans cette perspective aussi que les traditions ont généralement refusé les visions de la prêtrise qui ne voyaient dans le mandat donné à l'ordination qu'une fonction temporaire, comme celle d'un chirurgien ou d’un psychologue pour son patient. Dans cette perspective aussi il est assez normal que la présidence de la célébration eucharistique soit confiée ordinairement à un « ancien », quitte d'ailleurs à ce que l’animation de la célébration soit confiée à quelqu'un d'autre qui a les qualités et la formation requises, ainsi que la disponibilité (quel que soit son sexe ou son statut). Et il est normal que, vu sa place symbolique dans l'institution, ce soit l’évêque qui préside à l'ordination de ces anciens - tout en s'éveillant à la possibilité que dans une société démocratique certaines formes nouvelles de présidence s'avèrent plus adéquates que celles héritées des sociétés qui la précèdent. C'est peut-être cela qu’exprime la notion de « succession apostolique ».

Pour parler des prêtres, j'utiliserais plutôt le terme de « anciens de la communauté » que « statut permanent ». Mais c'est surtout une question de mots. Au fond, selon moi, le terme « ordonner » est équivalent à celui de « mandater ». Chacun renvoie à ces structures de l'Église qu'une vue classique appelle « ordres ». Et dans la mesure où nous espérons qu'elles manifesteront la bonté de Dieu pour son peuple, ce sont des structures sacramentelles. Pour la question de l'utilisation du terme « ordination » ou celui de « mandat », je crois que l'on est amené à prendre une position plus tactique que théologique car les deux mots ont la même signification : l'ordination évoque l'organisation institutionnelle de l'Église et est synonyme de « mandat ». La nécessité d'être ordonné pour exercer un certain ministère ne signifie nullement qu'il s'agisse d'un privilège dont une personne pourrait s’accaparer : on est ordonné pour un ministère, c'est-à-dire pour un service et non pas pour un commandement. Ainsi le prêtre n'est pas quelqu'un qui a le pouvoir (magique ?) d'opérer la transsubstantiation, mais quelqu'un à qui on demande d'exercer la présidence et à qui on la confie.

Les « ordres mineurs » représentent un service d'Église plus temporaire, plus occasionnel, moins définitif. On pourrait ainsi imaginer des circonstances dans lesquelles le service d'animation de certaines célébrations serait confié à quelqu'un qui n'est pas « ordonné » comme « ancien » de la communauté. C'est ainsi qu'on peut envisager une communauté qui célèbre l'eucharistie en l'absence d'un « président » ordinaire. Quelqu'un doit être mandaté, dans ce cas, pour animer et/ou présider la célébration. Et il est impossible que cet animateur ne soit pas une image de Dieu rassemblant la communauté ; tout cela est sacramentel, avant d'être part d'une ordination. Et on peut avoir confiance que cette célébration est une célébration eucharistique si quelques-uns se réunissent au nom de Jésus pour faire mémoire de la vie, de la passion et de la résurrection du Christ, en un repas de partage dans lequel la communauté, à la suite du Christ et rassemblée par lui, engage son histoire dans celle du Salut : « voici ma vie, donnée pour vous ». C'est dans cette perspective, me semble-t-il, que les quatre dominicains invitent les paroisses à agir avec plus de confiance en soi et d'audace. Il ne s'agit nullement d'une provocation mais d'une confiance.

En conclusion

Le débat que viennent de relancer les quatre dominicains hollandais peut s'exprimer en quelques questions :

  • face aux conflits dans l’Église, quelle place va-t-on donner aux stratégies « à la Gamaliel » ?
  • comment va-t-on faire passer dans les mentalités que c'est une communauté qui célèbre et non uniquement son président ?
  • comment va-t-on faire passer dans les mentalités qu'une ordination est un mandat pour un ministère et non une sorte de pouvoir magique ?
  • comment va-t-on faire passer dans les mentalités qu'un mandat pour un service n'est pas un privilège mais une manière de défendre le peuple de certains qui voudraient exercer un pouvoir sans mandat ?
  • comment va-t-on concilier le droit du peuple de Dieu à l'eucharistie et le souci de symboliser le don de Dieu dans les structures institutionnelles de l'Église ?
  • la confiance en la communauté chrétienne qui anime le document des quatre hollandais est-elle présomptueuse ou prophétique ?

Gérard Fourez (s.j.)

Notes :
(1) On trouvera cette brochure ici.
(2) On trouvera ce rapport ROD ici.
(3) Sur la transgression, voir le numéro spécial de la revue de morale : Supplément (Le), Paris 1982, no140
(4) Il importe de souligner qu’il s'agit là de catégories abstraites désignant des manières d'aborder des questions lors d'un conflit. D'ailleurs dans les échanges, un même individu parle parfois à partir de la catégorie « païen », et parfois à partir de la catégorie « juif »
(5) Cette dialectique conflictuelle du « païen » et du « juif » a été développée en profondeur dans les années 50 et 60 par le père Gaston Fessard, notamment dans son livre sur la dialectique des exercices spirituels de saint Ignace.

Gérard Fourez sj est docteur en physique et a deux Mastères en sciences religieuses et en théologie. Professeur émérite, il a, entre autres, enseigné les sciences religieuses aux Facultés Universitaires Notre-Dame de la paix à Namur pendant près de 40 ans. Il a enseigné aussi pendant une quinzaine d'étés un cours sur les sacrements à l'université LaSalle, à Philadelphie (USA). Il a aussi travaillé à la formation et à l'animation de groupes divers : des prêtres, des enseignants, des militants de mouvements luttant pour plus de justice, etc. Une bonne partie de ses recherches ont concerné l'épistémologie, les questions « sciences et sociétés » et la philosophie de l'enseignement des sciences. Ses derniers ouvrages en sciences religieuses sont « Cette foi-ci » aux éditions Mols, 2001, et « L'évangile raconté aux enfants de huit à 88 ans » aux éditions Couleurlivres, 2005

Cet article a été publié dans Pavès.


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